CHAPITRE XI
Je retourne à pieds près de l’entrepôt, mais comme Joel me l’a dit, tout le bâtiment est encerclé par la police. Postée à quelques centaines de mètres, j’observe ce qui reste de l’entrepôt, cherchant peut-être inconsciemment à repérer le cadavre de ray. L’équipe chargée de l’enquête est en train de travailler au milieu des ruines, et tout ce qui pouvait m’intéresser se trouve déjà dans des sacs plastiques numérotés. La vue des uniformes et des cadavres me déprime affreusement, mais je me force à rester. Je réfléchis.
— Mais ce qu’il a fait, par contre, c’est qu’il a forcé Heather à mettre la veste de son ancien uniforme de lycée et à sucer des esquimaux toute la nuit.
Pendant la nuit au cours de laquelle j’ai rencontré les vampires pour la première fois, j’avais entendu le tintement caractéristique de la clochette d’un marchand de glaces. Au milieu de la nuit, en plein mois de décembre. Ensuite, lorsque j’ai rendu visite à Mme Fender, j’ai vu qu’il y avait dans sa maison un gros congélateur. Et pour finir, après avoir garé le camion-citerne à côté de l’entrepôt, j’ai remarqué le fourgon d’un marchand de glaces. De là où je suis en ce moment, je ne peux pas vérifier si celui-ci est garé au même endroit, mais comme la police a bouclé le quartier, je pense qu’il s’y trouve encore. Détail peut-être important.
Pourquoi Eddie aime-t-il les glaces ?
Quel genre de fétichisme entretient-il avec les cadavres congelés ?
Y a-t-il un rapport entre les deux ?
Si Eddie s’est retrouvé en possession des restes de Yaksha, et si ce dernier était encore en vie, Eddie a été contraint, pour le contrôler, de le maintenir dans un état de faiblesse physique. Il y a deux façons de procéder pour obtenir un tel résultat – à ma connaissance, du moins. La première, c’est d’empaler Yaksha sur divers objets pointus, afin que les blessures provoquées ne puissent pas cicatriser. La seconde, plus subtile, est en rapport avec la nature même des vampires. Yaksha était l’incarnation d’un yakshini, une entité démoniaque ayant l’apparence d’un serpent. Les serpents sont des animaux qui détestent le froid : les vampires le supportent, mais ne l’aiment pas davantage. Le froid produit sur nous le même effet que le soleil, ralentissant notre activité cérébrale et notre capacité à guérir même nos blessures graves. Considérant la force évidente d’Eddie, et le fait qu’il connaissait mon identité, j’en déduis qu’il s’est effectivement emparé de Yaksha, vivant mais affaibli, et qu’il le conserve afin de continuer à absorber son sang. Je soupçonne Eddie de l’avoir empalé, et de le garder dans un état de semi-congélation.
Mais où ?
Chez maman ?
J’en doute. Maman est folle, et Yaksha est bien trop précieux pour qu’Eddie le laisse traîner chez lui.
Eddie garde certainement sa réserve de sang à portée de la main. Il doit même l’emporter avec lui quand il va chasser la nuit.
Apercevant une cabine téléphonique, je décide d’appeler Sally Dietrich. Avant que quitter le bureau du médecin légiste, j’ai relevé son numéro de téléphone personnel. N’étant pas d’humeur à bavarder, je lui pose tout de suite la question qui m’intéresse : avant de travailler à la morgue, Eddie vendait-il des glaces ? Sally me répond que justement, oui. Lui et sa mère avaient une petite entreprise de crèmes glacées à Los Angeles. C’est tout ce que je voulais savoir.
Ensuite, j’appelle Pat McQueen, l’ex-petite amie de Ray.
Je ne sais pas pourquoi j’ai composé son numéro. Ce n’est pas quelqu’un avec qui je peux partager mon chagrin, et d’ailleurs, je ne pense pas qu’un tel chagrin puisse se partager. Pourtant, cette nuit, je me sens une affinité avec elle : je lui ai volé l’homme qu’elle aimait, et le destin me l’a volé à son tour. C’est peut-être ça, la justice. Je me demande d’ailleurs si je lui téléphone pour m’excuser ou pour lui chercher des noises. Pat McQueen croit que Ray est mort depuis déjà six semaines, et elle risque de ne pas apprécier que je l’appelle : je vais peut-être faire saigner des blessures qui avaient commencé à cicatriser. Mais quand elle décroche au bout de deux sonneries, je me garde bien de raccrocher.
— Allô ?
— Bonsoir, Pat, Alisa à l’appareil, tu te souviens de moi ?
Elle a un petit hoquet de stupeur, puis elle se mure dans le silence. Elle me hait, je le sais, et elle meurt d’envie de raccrocher. Mais la curiosité l’emporte.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— C’est exactement la question que je me pose… J’ai seulement envie de parler à quelqu’un qui connaissait bien Ray.
Elle ne dit rien pendant de longues secondes.
— Je te croyais morte, reprend-elle.
— Je le croyais aussi.
Cette fois, le silence s’éternise. Je sais déjà ce qu’elle va me demander.
— Il est mort, n’est-ce pas ?
Je baisse la tête.
— Oui. Mais sa mort n’a pas été accidentelle. Il a choisi de mourir, courageusement, en essayant de protéger ce en quoi il croyait.
Elle se met à sangloter.
— Il croyait en toi ? dit-elle, la voix pleine d’amertume.
— J’aime à penser que oui. Il croyait aussi en toi, et ses sentiments à ton égard étaient très profonds. Il ne t’a pas quittée de son plein gré, je l’ai forcé.
— Pourquoi ? Pourquoi ne nous as-tu pas laissés tranquilles ?
— Je l’aimais.
— Mais tu l’as tué ! Si tu ne lui avais jamais adressé la parole, il serait encore en vie !
Je soupire.
— Je sais. Mais j’ignorais que je causerais sa perte. Si j’avais pu imaginer ce qui allait se passer, j’aurais agi différemment, crois-moi, Pat, je t’en prie. Je n’avais pas l’intention de faire de mal à Ray, ni à toi. Mais c’est pourtant ce qui s’est produit.
Elle pleure doucement.
— Tu es un monstre.
Mon cœur se serre.
— C’est vrai.
— Je n’arrive pas à oublier ce qui s’est passé. Je te déteste.
— Déteste-moi si tu veux, ça ne me dérange pas. Mais rien ne t’oblige à effacer Ray de ta mémoire, et de toute façon, tu n’en serais pas capable. Moi non plus, d’ailleurs. Pat, écoute-moi, je crois que je sais enfin pourquoi je t’ai appelée : il faut que je te dise que la mort de Ray ne signifie pas obligatoirement qu’il a disparu à jamais. J’ai le sentiment d’avoir rencontré Ray il y a très longtemps, dans un autre pays, une autre dimension. Et le jour où nous nous sommes rencontrés, quelque chose de magique s’est produit : il était parti, mais voilà qu’il me revenait. Ray reviendra, je le sens, à moins que nous n’allions d’abord le rejoindre, quelque part dans les étoiles.
Pat commence à se calmer.
— Je ne comprends rien à ce que tu me racontes.
Je me force à sourire.
— Ça n’a pas d’importance. Nous l’avons aimé toutes les deux, mais il n’est plus là, et qui peut savoir ce qui se passe après la mort ? Personne. Passe une bonne nuit, Pat. Rêve de Ray. Pour ma part, je sais que je penserai longtemps à lui.
Elle hésite un instant, puis elle dit :
— Bonne nuit, Alisa.
Après avoir raccroché, je fixe le sol, qui a au moins l’avantage d’être plus proche que le ciel, et d’exister réellement. De toute façon, cette nuit, de gros nuages cachent les étoiles. Je décide ensuite de téléphoner à mon vieil ami Seymour. Il décroche sans tarder, et je lui raconte tout ce qui vient de se passer. Sans m’interrompre une seule fois, il écoute mon histoire. C’est ce que j’aime chez lui : dans ce monde de bavards impénitents, une personne qui sache écouter est plus difficile à trouver qu’un grand orateur. Lorsque j’arrête enfin de parler, Seymour reste silencieux. Il sait qu’il ne peut pas me consoler, et il n’essaie même pas de faire semblant, une attitude que je respecte. A sa façon, il me présente quand même ses condoléances.
— Dommage que Ray n’ait pas survécu.
— Oui, c’est vraiment dommage.
— Tu vas bien ?
— Oui.
La voix de Seymour exprime sa détermination.
— Bien. Il faut que tu arrêtes ce salopard, et je suis d’accord avec toi – tout semble indiquer que Yaksha se trouve dans la fourgonnette du marchand de glaces. Pourquoi ne m’as-tu pas appelé après avoir vérifié ?
— Parce que si Yaksha est dans cette fourgonnette, et que je réussis à le soustraire à Eddie et aux flics, j’aurai autre chose à faire que te téléphoner.
— Bien. Va chercher Yaksha. Il se remettra vite de ses blessures, et vous serez alors deux à vous lancer à la recherche d’Eddie.
— Je crois que ça ne va pas être aussi facile que tu le prétends.
— Ses jambes ne vont pas repousser ? s’étonne Seymour.
— Je vais peut-être te surprendre, mais je n’ai pas beaucoup d’expérience en la matière. J’en doute fort.
— Je vois. Et il va donc te falloir affronter Eddie toute seule.
— Et je n’ai pas été très brillante, la dernière fois.
— Tu t’en es bien sortie, puisque tu as éliminé le reste de la bande. Mais il te faut agir rapidement pour l’empêcher de créer d’autres vampires, parce que cette fois, il veillera à ne pas les rassembler au même endroit.
— Il est plus puissant que moi, j’en ai eu la preuve. Il est trop rapide, trop fort, et en plus, il est malin. Mais comme tu es malin, toi aussi, tu vas me donner tes instructions, et je les exécuterai à la lettre.
— Tout ce que je peux faire, Sita, c’est te donner quelques pistes. Il faut que tu le mettes dans une situation d’infériorité : il n’a sans doute ni ton ouïe ni ta vue, et il est certainement plus sensible que toi aux effets du soleil.
— La lumière du jour ne semble pas le ralentir particulièrement.
— Eh bien, le froid a peut-être plus d’influence sur lui. A mon avis, c’est précisément son point faible, et il l’ignore. Sa mère peut également être un moyen de pression sur lui. Quel âge a-t-il ? Trente ans ? C’est un vampire et il habite encore chez sa maman ? Je refuse de croire qu’un type comme lui puisse t’impressionner.
— J’apprécie l’humour dont tu fais preuve, mais je préférerais des conseils un peu plus spécifiques.
— Prends la mère en otage, menace-le de la tuer, et tu le verras débouler immédiatement.
— J’y ai déjà pensé.
— Alors, fais-le. Mais occupe-toi d’abord de récupérer Yaksha. A mon avis, c’est Yaksha qui t’indiquera le meilleur moyen de le coincer.
— Tu lis et tu écris trop de bouquins, Seymour. Tu crois réellement qu’il y a de la magie là-dessous ?
— Toi-même, Sita, tu caches des secrets dont tu ignores l’existence, tu es magique. Yaksha t’a laissée en vie pour une raison bien précise : tu n’as plus qu’à la découvrir, et toute la situation s’éclaircira automatiquement.
Ses mots éveillent en moi un écho indéniable. Je ne lui ai pourtant jamais parlé de mon rêve. Hélas, mes doutes et mes souffrances sont trop douloureux pour qu’on puisse m’en débarrasser à l’aide de simples mots.
— Krishna est très malicieux, dis-je. On prétend même que parfois, il agit sans aucune raison apparente, seulement parce qu’il en a envie.
— Dans ces conditions, c’est à toi de faire preuve de malice et d’inventivité. Tends un piège à Eddie, fais-lui croire des trucs, n’importe quoi. Dans mon lycée, les élèves qui jouent au football sont plus grands et plus costauds que moi, mais ce sont des crétins, et on peut leur faire croire ce qu’on veut.
— Si je suis encore vivante dans deux jours, je raconterai à toute l’équipe ce que tu viens de me dire, espèce de vantard.
— Comme tu voudras. (Puis il se radoucit.) Ray nous a quittés, Sita, et c’est suffisant. Je ne veux pas que tu sois la prochaine victime.
Mes yeux s’emplissent de larmes.
— Je t’appellerai dès que possible, Seymour.
— Tu me le promets ?
— Croix de bois, croix de fer.
Je sens dans sa voix qu’il a peur pour moi.
— Fais bien attention à toi.
— Ne t’inquiète pas.
Je parviens sans aucune difficulté à me faufiler à travers les flics qui encerclent l’entrepôt : je me contente de sauter d’un toit à l’autre, profitant d’un instant d’inattention des policiers. Mais repartir au volant de la fourgonnette du marchand de glaces, c’est une autre paire de manches. Les véhicules de la police bloquent toutes les rues alentour, mais c’est le dernier de mes soucis. Me déplaçant à une trentaine de mètres au-dessus du sol, j’aperçois la fourgonnette, garée au même endroit. A la façon d’un essaim d’insectes bourdonnant autour d’un cadavre, une aura sinistre se dégage du véhicule. Soudain terrifiée, je bondis de mon perchoir sur le toit pour atterrir sur le trottoir à côté de la fourgonnette, et j’ai aussitôt l’impression de me retrouver au fond d’un puits grouillant de cafards. Personne ne se trouve à proximité, mais une odeur de venin empuantit l’atmosphère. Je n’ai même pas besoin d’ouvrir la porte du compartiment réfrigéré pour savoir que Yaksha est bien à l’intérieur, et qu’il est dans un sale état.
J’actionne la poignée.
— Yaksha ?
Au fond de la petite chambre froide, quelque chose a bougé.
Une forme bizarre se met à parler.
— Quel parfum désirez-vous, jeune fille ? me demande Yaksha d’une voix lasse.
Ma réaction me surprend moi-même : sans doute parce que j’ai eu peur de lui pendant si longtemps, j’éprouve une certaine appréhension à m’approcher de lui – bien que je cherche à m’en faire un allié. Mais bizarrement, sa question idiote me rassure un peu, et un élan d’affection me pousse vers lui. Je me garde pourtant de regarder de trop près ce qu’il est devenu. Je n’ai pas envie de savoir ce qui lui est arrivé, pas tout de suite, du moins.
— Je vais te sortir d’ici, dis-je à Yaksha. Donne-moi dix minutes.
— Si tu as besoin d’un quart d’heure, je te l’accorde, Sita.
Je referme la porte du compartiment. Les seuls véhicules admis dans la zone de sécurité sont ceux de la police, et même la presse n’est pas admise à y pénétrer, ce qui est tout à fait compréhensible. Ce n’est pas tous les jours qu’on découvre à Los Angeles plus de vingt cadavres carbonisés, bien que ce genre de fait divers soit plutôt fréquent dans cette partie de la ville.
Mon plan est déjà établi : je vais piquer une voiture à la police, et peut-être aussi une casquette réglementaire, histoire de dissimuler mes cheveux blonds. D’un pas nonchalant, je suis en train de me diriger vers l’entrepôt quand je tombe précisément sur les deux flics qui m’ont arrêtée devant le Coliseum, l’inspecteur Beignet et son jeune acolyte. Ils ouvrent de grands yeux en m’apercevant, et je me force à ne pas éclater de rire. Sur le capot de leur voiture noire et blanche est posée une boîte de beignets, et les deux hommes ont chacun à la main une tasse en plastique pleine de café. Comme nous nous trouvons à quelques dizaines de mètres des policiers rassemblés près de l’entrepôt, personne ne fait attention à nous, et la situation titille mes instincts diaboliques.
— Qui aurait cru qu’on se reverrait ? leur dis-je.
Ils se hâtent de faire disparaître tasses et beignets.
— Que faites-vous dans le coin ? me demande poliment le plus vieux des deux policiers. Le quartier est interdit au public.
— On dirait qu’un sous-marin nucléaire vient de s’échouer dans la rue d’à côté.
— C’est sérieux, dit le plus jeune. Vous feriez mieux de dégager, et en vitesse.
Je me rapproche des deux policiers.
— Je partirai dès que vous m’aurez remis les clés de votre véhicule.
Ils échangent un regard moqueur, et le plus vieux hoche la tête.
— Vous n’êtes donc pas au courant ? Vous ne savez pas ce qui s’est passé ?
— Si, bien sûr, j’ai entendu dire qu’une bombe atomique venait d’exploser. (Je tends la main.) Allez, donnez-moi les clés, je suis pressée.
Le jeune flic pose la main sur sa matraque. Comme s’il avait besoin d’utiliser une matraque pour se débarrasser d’une gamine de vingt ans qui ne pèse même pas cinquante kilos. Pour m’arrêter, il lui faudrait plutôt un char d’assaut. Le jeune policier me fait l’effet d’un étudiant qui a raté ses études de droit, et qui s’est engagé dans la police dans le seul but d’énerver son père.
— On commence à perdre patience, déclare-t-il, louant au dur. Partez immédiatement, ou on vous embarque, vous et vos jolies fesses.
— Moi et mes jolies fesses ? Mais c’est la chose la plus sexiste que j’ai jamais entendue.
Je fais quelques pas en direction du jeune policier et je le regarde droit dans les yeux, en prenant soin de ne pas le foudroyer sur place.
— Vous savez, je n’ai rien contre les policiers, en général, mais je ne supporte pas les flics misogynes. Ils me mettent en rage, et alors, inutile d’essayer de m’arrêter. (Je repousse violemment le jeune homme.) Vous allez vous excuser immédiatement, ou je vous flanque une raclée dont vous vous souviendrez.
A mon grand étonnement, il sort son arme. Feignant d’être choquée, je recule d’un pas et je place les deux mains sur ma tête. L’autre policier fait mine de s’interposer : il sait par expérience que chercher les ennuis quand il n’y a pas lieu de le faire n’est jamais une bonne idée. Mais ce qu’il ignore encore, c’est que j’adore les ennuis.
— Hé, Gary, dit-il, laisse-la tranquille. Elle te drague, c’est tout. Range ton arme.
Mais Gary refuse d’écouter.
— C’est une grande gueule, cette fille. Et d’ailleurs, comment savoir si nous n’avons pas affaire à une prostituée ? Ouais, c’est peut-être une prostituée, et on devrait l’embarquer pour racolage sur la voie publique.
— Je ne vous ai pas proposé d’argent, que je sache.
Mon sarcasme met Gary en colère, et il pointe son flingue sur mon ventre.
— Mets-toi tout de suite contre le mur, et écarte les jambes.
— Gary, se plaint l’autre policier, arrête.
Je décide de le prévenir :
— Tu devrais écouter ton collègue, Gary. Je t’assure qu’à ce petit jeu, tu risques de perdre.
Gary m’attrape par le bras et me balance contre le mur. Je le laisse faire. Quand je suis énervée, j’adore me battre. En fait, dès que je ressens une émotion forte, j’aime chasser, boire le sang de mes victimes, et j’aime tuer. Gary commençant à me bousculer, je me dis que je vais peut-être le tuer, mais quand il pose sa main sur mes fesses, il dépasse les bornes. Il ne porte pas d’alliance, et personne ne le regrettera, à part son collègue, qui va bientôt mourir d’un infarctus, de toute façon, à cause de tous les beignets graisseux et de tout le café qu’il s’envoie. Oui, me dis-je tandis que Gary fouille mes poches et découvre mon poignard, le sang de ce petit flic aura très bon goût, et le monde se passera aisément d’un tel crétin. Comme s’il venait de trouver un trésor, il passe le poignard à son équipier. Dans son esprit, c’est clair : puisque je suis maintenant une délinquante, il peut faire de moi ce qu’il veut, tant que personne n’est en train de filmer la scène. Pas étonnant qu’il y ait de temps en temps des émeutes dans ce quartier pourri.
— Hé, regarde un peu ce que je viens de dégoter dans sa poche ! s’exclame Gary. Bill, la dernière fois qu’on a trouvé un poignard comme celui-ci sur une demoiselle, c’était quand ? (Du plat de la lame, il me tapote l’épaule.) Dis-moi un peu qui t’a donné un truc pareil, chérie ? Ton maquereau ?
— En fait, je l’ai pris à un gentilhomme français qui avait eu l’audace de me toucher les fesses sans me demander la permission. (Je me tourne lentement vers lui.) Exactement comme toi.
Le vieux Bill prend le poignard des mains du jeune Gary, qui tente de me faire baisser les yeux, sans se douter qu’il aurait plus de chances d’y arriver avec un nain… Prudemment, je donne à mon regard un peu plus de chaleur, et je constate avec plaisir que Gary se met soudain à transpirer abondamment. Il agrippe toujours fermement son arme, mais son bras commence à trembler.
— Je vous arrête, bredouille-t-il.
— De quoi m’accuse-t-on ?
Il déglutit.
— Port d’une arme prohibée.
Lâchant Gary un instant, je regarde Bill.
— Et vous, vous m’arrêtez également ?
Lui, il doute.
— Qu’avez-vous l’intention de faire avec un poignard de cette taille ?
— C’est pour me défendre.
Bill jette un coup d’œil à Gary.
— Laisse-la partir. Si j’habitais le quartier, je serais armé, moi aussi.
— Tu oublies qu’on a déjà rencontré cette fille devant le Coliseum ? répond Gary, embêté. Elle était là la nuit où ces meurtres ont été commis, et voilà qu’on la retrouve devant l’entrepôt qui vient de sauter. (De sa main libre, il s’empare des menottes.) Vos poignets, s’il vous plaît.
Je m’exécute.
— Du moment que tu le demandes poliment.
Après avoir remis son arme dans son étui, Gary me passe les menottes, puis il me prend par le bras et me tire vers la voiture de patrouille.
— Vous avez le droit de garder le silence. Si vous décidez de parler, tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous. Vous avez le droit de disposer de la présence d’un avocat, commis d’office ou…
J’interromps Gary au moment où il tente de me forcer à monter sur la banquette arrière de la voiture de police :
— Une seconde.
— Quoi ? grogne Gary.
Tournant la tête vers Bill, je croise son regard.
— Je veux que Bill pique un petit somme.
— Hein ? s’exclame Gary.
Bill, lui, ne réagit pas. L’excès de beignets l’a ramolli, et il est déjà en mon pouvoir. Je continue à le fixer.
— Je veux que Bill s’endorme, dis-je. Bill, vous allez dormir et oublier que vous m’avez vue. Vous ne saurez pas ce qui est arrivé à Gary. Il aura disparu, c’est tout, et vous n’y êtes pour rien.
Bill s’installe sur le siège du passager, ferme les yeux comme un bambin que sa mère vient de border, et s’endort. Ses premiers ronflements inquiètent son collègue, qui ressort aussitôt son arme et la braque sur moi. Pauvre Gary ! Je ne suis pourtant pas un symbole idéal de la lutte antiviolence, mais les supérieurs de ce jeune flic n’auraient jamais dû l’autoriser à porter une arme à feu.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? me demande-t-il.
Je hausse les épaules.
— Tu m’as passé les menottes, je n’ai donc rien pu faire.
Et pour illustrer mon impuissance, je lui montre mes poignets enchaînés. Puis, en souriant malicieusement, je romps les menottes d’un geste brusque. Elles tombent sur le trottoir en cliquetant comme une poignée de monnaie perdue par une poche trouée.
— Tu sais ce que ce gentilhomme français a dit avant que je lui tranche la gorge à l’aide de sa propre dague ?
Stupéfait, Gary recule d’un pas.
— Ne faites plus un geste, ou je tire.
J’avance droit sur lui.
— Ce gentilhomme m’a dit : Reste où tu es, ou je te tue. Evidemment, contrairement à toi, il n’avait pas de flingue. A l’époque, les flingues n’existaient pas.
Je m’interromps. Gary doit avoir l’impression que mes yeux sont immenses, plus grands que la lune quand elle est ronde.
— Et tu sais ce qu’il a dit quand mes mains ont serré son cou ?
Tremblant de tous ses membres, Gary fait mine d’appuyer sur la détente.
— Vous êtes le diable, murmure-t-il.
— Presque.
Et d’un seul coup de pied, je lui arrache son arme des mains. Sous les yeux ébahis de Gary, le flingue atterrit quelques dizaines de mètres plus loin, et d’une voix suave, je poursuis :
— Ce que ce gentilhomme a dit, c’était : Vous êtes une sorcière. On croyait aux sorcières, en ce temps-là.
Lentement, je tends le bras vers ma victime livide et je l’attrape par le col de son uniforme, puis je l’attire tout contre moi.
— Tu crois aux sorcières, Gary ?
Son visage sue la peur, des tics lui tordent la bouche.
— N-n-non, bafouille-t-il.
Hilare, je lèche longuement sa gorge.
— Tu crois aux vampires ?
Incroyable. Il se met à pleurer.
— Non.
— Allons, allons, dis-je en lui caressant les cheveux. Tu crois forcément en quelque chose qui te fait peur, sinon tu ne serais pas aussi tendu. Dis-moi, quel genre de monstre penses-tu que je suis ?
— Je vous en supplie, laissez-moi partir.
D’un air désolé, je secoue la tête.
— Je crains que ce ne soit pas possible, Gary, bien que tu me l’aies demandé très poliment. Tes copains flics sont tout près d’ici, et si je te laisse partir, tu vas courir les prévenir qu’une prostituée se promène avec l’une de ces armes blanches dont le port est prohibé. Au fait, je dois t’avouer que cette description n’est pas très flatteuse, d’autant que jamais personne ne m’a payée pour coucher avec moi, du moins pas avec de l’argent. (Je fais mine de l’étrangler.) Mais certains m’ont payée avec leur propre sang.
Le visage de Gary ruisselle de larmes.
— Oh, mon Dieu…
Je hoche la tête.
— Vas-y, fais ta prière. Au risque de te surprendre.
Il se trouve que j’ai rencontré Dieu, une fois. Il n’approuverait probablement pas les tortures que je suis ni train de t’infliger, mais comme il m’a laissée vivre, J’imagine qu’il savait qu’un jour, je te rencontrerais, et que je te tuerais. Mais je reconnais que, dans la mesure où Dieu vient de tuer mon amoureux, je me fiche complètement de son opinion.
J’enfonce l’ongle de mon pouce dans le cou de Gary, et il se met à saigner. Le liquide vermillon coule jusque dans le col amidonné de sa chemise blanche, dessinant sur le tissu un étrange graffiti. Penchée sur le jeune flic, j’ouvre la bouche.
— Je crois que je vais me régaler…
Fermant les yeux, Gary sanglote éperdument.
— J’ai une fiancée !
Je me redresse.
— Gary… lui dis-je, feignant la patience. La chose à dire dans ces moments-là, c’est J’ai une femme et des enfants ! Parfois, je me laisse apitoyer, et parfois, non. Ce gentilhomme français avait dix enfants, mais comme il avait également dix épouses, je ne me suis pas montrée très magnanime.
Le sang de Gary sent bon, surtout après la terrible journée qui vient de s’écouler, mais quelque chose me retient.
— Tu connais cette fille depuis longtemps ?
— Six mois, répond Gary.
— Tu l’aimes ?
— Oui.
— Elle s’appelle comment ?
Ouvrant les yeux, il me dévisage, incrédule.
— Lori.
Je souris.
— Et elle croit à l’existence des vampires ?
— Lori croit à tout.
Impossible de retenir un éclat de rire.
— Vous devez faire une sacrée paire, tous les deux ! Ecoute, Gary, tu as de la chance, ce soir. Je vais me contenter de boire un peu de ton sang, à la suite de quoi tu perdras conscience, mais je te jure que tu n’en mourras pas. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
Il n’est pas précisément détendu, et j’imagine qu’on lui a déjà fait des propositions plus alléchantes que celle-ci.
— Vous êtes réellement un vampire ? me demande-t-il encore une fois.
— Oui. Mais je ne te conseille pas d’aller le répéter à tes collègues, tu perdrais ton boulot – et peut-être ta fiancée. Tu n’auras qu’à raconter qu’un voyou a volé la voiture de patrouille pendant que tu regardais ailleurs. Dès que tu seras évanoui, c’est ce que je compte faire. Fais-moi confiance, j’ai terriblement besoin d’un véhicule.
Je l’étrangle juste assez fort pour qu’il comprenne que je suis toujours la garce qui a failli le tuer.
— Ça me paraît honnête, pas vrai ?
Il commence à piger qu’il n’a pas le choix, quoi qu’il advienne.
— Ça va me faire mal ?
— Oui, mais ça te fera aussi beaucoup de bien, Gary.
Sur ces bonnes paroles, je lui tranche la carotide d’un coup d’ongle et j’appuie mes lèvres avides sur sa gorge. Il ne faudrait quand même pas que j’oublie que je suis pressée. Absorbée par ma tâche, je comprends soudain que la petite amie de Gary n’a rien à voir avec le l’ait que je lui laisse la vie sauve : pour la première fois de ma vie, le sang ne me satisfait plus. La sensation du liquide chaud dans ma bouche, son odeur fade, tout ça me dégoûte. Et si je ne tue pas Gary, c’est tout simplement parce que je suis fatiguée de tuer – enfin. Ma petite dispute avec ces deux flics n’était qu’une diversion. La certitude d’être seule à pouvoir arrêter Eddie Fender et la douleur d’avoir perdu Ray sont autant de pieux enfoncés dans mon cœur – des pieux que je ne peux pas retirer. Pour la première fois, je suis incapable de noyer mes souffrances dans le sang, comme je l’ai si souvent fait au cours des siècles. J’aimerais tant ne pas être un vampire, mais un être humain normal cherchant le réconfort dans les bras d’un ami qui ne tue pas pour vivre. Mon rêve me hante, et c’est une âme que je désire… Une nouvelle larme de sang roule sur ma joue. Je ne veux plus être différente.
Je lâche Gary alors qu’il commence à peine à gémir de plaisir et de douleur. Et tandis qu’il s’écroule sur le sol, complètement groggy, je prends les clés de la voiture de patrouille dans sa poche, j’attrape sa casquette, et je m’installe au volant. Mon plan est simple : je vais mettre les restes de Yaksha dans le coffre, puis je passerai le barrage de police grâce à la casquette et au regard appuyé que je lancerai au flic chargé de la sécurité. J’emmènerai ensuite Yaksha dans un endroit tranquille, où nous parlerons, peut-être de magie. Et de la mort, sans aucun doute.